- ESTHÉTISME
- ESTHÉTISMEESTHÉTISMELe terme d’esthétisme et celui d’esthète, qui lui est lié, se réfèrent à des notions beaucoup plus récentes et plus particularisées que celle d’«esthétique», mot dont ils sont cependant dérivés. Alors que ce dernier terme remonte au grec et qu’il désigne, depuis Baumgarten au milieu du XVIIIe siècle, la «science du beau» (Æsthetica , 1750-1758), esthétisme et esthète n’apparaissent que dans la seconde moitié du XIXe siècle, et leur emploi ne se généralise qu’au cours des années 1880. La transition se fait insensiblement: le livre de Baudelaire est intitulé, contre son gré d’ailleurs, Curiosités esthétiques (1868), au sens courant du terme, mais lui-même appliquait déjà l’adjectif à des êtres ou à des choses qui ne répondaient qu’à sa propre conception de la beauté. Et c’est en effet chez Baudelaire qu’on voit apparaître, pour une bonne part, l’une des données fondamentales de l’«esthétisme»: la prééminence accordée à tout ce qui relève de l’Art sur la nature et sur la vie. C’est en ce sens que «l’esthète» remplace peu à peu «l’artiste», qui avait connu son apogée à l’époque romantique, par opposition au «bourgeois»: l’esthète est un artiste infiniment plus raffiné, qui donne à l’Art une place essentielle dans sa vie et dans sa conception du monde; c’est beaucoup plus qu’un praticien, au point qu’il peut se passer même de toute pratique artistique, devenant lui-même pur «goûteur» des «choses d’art». Le mouvement est d’abord sensible en Angleterre, notamment autour du cercle de Whistler et des préraphaélites: d’où, pendant un certain temps, l’emploi, en français, des formes «æsthete» et «æstheticism» pour désigner un style spécifiquement anglais. Au début les mots s’accompagnent souvent d’une nuance péjorative: «Il est de bon ton là-bas d’être un esthète, d’adorer le beau idéal, le beau maigre et émacié des peintres primitifs, le beau des préraphaélites, le beau maladif et charmant des mélancoliques tableaux de Burne-Jones. L’esthète, s’il est homme, porte des cheveux longs et lève au ciel des yeux profonds...», écrit Jules Claretie dans une chronique significativement intitulée: «Un nouveau ridicule: esthètes et esthétiques» (15 novembre 1881). Mais la France a déjà ses propres esthètes: avant Robert de Montesquiou, Jean Lorrain, Pierre Louys et, par bien des aspects, Marcel Proust. Edmond de Goncourt (1822-1896) donne une assez bonne idée dans son Journal de la véritable signification de l’esthétisme: un certain style de vie, axé principalement sur l’art, et lié à des conditions d’existence bien précises, beaucoup plus qu’à une doctrine véritablement constituée. Exemple caractéristique: Goncourt ne peut apprécier un paysage qu’à travers les tableaux de Constable, de Corot ou de Turner; et il anticipe par là sur les paradoxes les plus célèbres d’Oscar Wilde, sans doute le type le plus accompli de l’esthète, selon lequel «la nature imite l’art» (cf. avant tout ses Intentions , 1891). Un livre comme La Maison d’un artiste (Goncourt, 1881) peut passer pour le manuel du parfait esthète; il a pour unique sujet la description de la maison de son auteur, décorée avec un souci d’«esthétisme» dont une note du Journal donne le ton: «Sur le palier du premier, pour l’individu qui monte, pour moi, j’ai mis des années, oui, des années, à combiner un fond aux matières et aux nuances assemblées dans une harmonie artiste» (9 juin 1884). Le raffinement décadent de l’esthétisme, qui a trouvé son expression littéraire dans le Des Esseintes de Huysmans (À rebours , 1884) n’a pas été sans influencer le mouvement même des arts. En protégeant et en encourageant les recherches destinées à satisfaire les goûts les plus délicats et les goûteurs les plus blasés, il a favorisé l’éclosion des créations rares de la fin du siècle, notamment dans le domaine des arts du décor (mobilier, céramique, tissu, vitrail, etc.): les principaux artisans de l’Art nouveau, Gallé notamment, que Montesquiou admirait, lui doivent beaucoup, de même que les plus ésotériques ou les plus précieux des peintres symbolistes.• 1881; de esthète1 ♦ Doctrine, école des esthètes. Oscar Wilde fut un adepte de l'esthétisme. Des « formules d'un esthétisme pour initiés » (Romains).2 ♦ Discours critique sur l'esthétique. « l'esthétisme, discours au deuxième degré sur l'art et l'esthétique » (H. Lefebvre).esthétismen. m. Attitude, doctrine des esthètes.⇒ESTHÉTISME, subst. masc.Attitude de l'esthète qui affecte le culte exclusif du beau :• ... je crois qu'il ne faut rien réformer, qu'il faut prendre le livre tel qu'il est, et jouir ainsi de ses sensualités et ses violences. En italien ce doit être merveilleux — même les naïvetés — (l'esthétisme, l'affectation d'immoralisme et de supériorité intellectuelle sur la foule).RIVIÈRE, Corresp. [avec Alain-Fournier], 1907, p. 203.Rem. À l'orig. l'esthétisme était un mouvement artistique et littér. anglo-sax. qui voulait ramener l'art angl. à la pureté de forme et à la scrupuleuse imitation de la nature des prédécesseurs de Raphaël (cf. BARRÈS, Maîtres, 1923, p. 6).Prononc. :[
], [e-]. Étymol. et Hist. 1881 (J. CLARETIE, La Vie à Paris, pp. 420-421 cité ds R. Hist. litt. Fr. t. 64, p. 438). Dér. de esthète désignant celui qui a la religion d'un beau inaccessible au vulgaire; suff. -isme. Fréq. abs. littér. :29.
esthétisme [ɛstetism] n. m.ÉTYM. 1881; de esthète.❖1 Doctrine, école des esthètes (1.). || O. Wilde fut un adepte de l'esthétisme. || L'esthétisme de Gide.1 L'esthétisme, c'est-à-dire le besoin ou le devoir de ramener toutes les choses humaines, depuis la coupe des cheveux jusqu'à la couleur du vêtement, à un certain type spécial, est un ridicule qui ne date pas d'hier.2 Un Turpin bavard, et anxieux, abondant en gestes, en digressions, en comparaisons baroques, en formules d'un esthétisme pour initiés (…)J. Romains, les Hommes de bonne volonté, t. V, XXVII, p. 281.2 Péj. Attitude d'esthète (2.). ⇒ Artisme, artistisme.3 Dans le premier volume surtout, sa frivolité, son esthétisme, son snobisme, son narcissisme m'irritent.S. de Beauvoir, Tout compte fait, p. 168.3 Conception particulière de la beauté, de l'esthétique (souvent péj.); théorie esthétique; discours critique sur l'esthétique (→ Esthétiser, cit. 2).4 La gloire des peintres (et cela contre le tribunal qui les juge en première instance) vient de ce qu'ils transgressent les lois d'esthétisme qui les encadrent, qu'ils brisent ce cadre et nous imposent un ordre qu'on estime désordre, et qu'ils substituent au dernier ordre établi.Cocteau, Journal d'un inconnu, p. 168.5 L'art a cessé depuis longtemps d'être ce qu'il fut dans l'Orient ancien, dans la chrétienté, l'Asie, l'Amérique « médiévales », et même en Grèce. Nous ne voyons plus en lui la parure de la vie qu'y virent des esthétismes successifs.Malraux, la Métamorphose des dieux, p. 1.6 L'esthétique se situerait plutôt au niveau de l'imaginaire, comme discours sur l'art, interprétation et rhétorique. Quant à l'esthétisme, discours au deuxième degré sur l'art et l'esthétique, illusoire appropriation, métamorphose fictive du quotidien, consommation verbale, nous serions fondés à le situer entre l'imaginaire et l'idéologique. Cela dépend de la « qualité du discours ».Henri Lefebvre, la Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 171.
Encyclopédie Universelle. 2012.